La fin de l’élevage, l’ère de l’in vitro ?

La culture in vitro peut-elle être une voie de sortie pour éviter le mal-être des hommes et des animaux qui sévit dans l’agriculture productiviste ? Pour Jocelyne Porcher, sociologue et directrice de recherche à INRAE elle constitue au contraire un risque supplémentaire d’asservissement aux multinationales, de perte du lien entre l’homme et l’animal et de déconnexion entre l’homme et son écosystème. Seul un élevage à taille humaine peut offrir une voie de sortie.

Propos recueillis par Sylvie Le Calvez

Jocelyne Porcher
© Sylvie Le Calvez

Quand a commencé la levée de bouclier contre l’élevage des animaux et la montée du véganisme ?
On peut dater l’émergence de cette critique à 2006, date de publication du rapport de la FAO Livestok long shadow. Ce dernier évaluait notamment à 18 % la contribution de « l’élevage » à la production de gaz à effet de serre. Depuis, ce chiffre a été largement revu à la baisse. Qui plus est, ce rapport ne faisait aucune distinction entre les différents types de production, entre l’élevage et les productions animales, entre élever les animaux et produire des protéines animales. Il faut manger moins de viande, nous répète-t-on, mais on ne nous dit pas laquelle. Le fait de parler « d’élevage industriel », qui est un véritable oxymore, empêche de penser au lien entre les humains et les animaux.
À partir de ce rapport de la FAO, on a pu constater un développement progressif, puis accéléré depuis une dizaine d’années, des mouvements vegans ou animalistes. Pourtant le modèle productiviste avec ses « poulets de chair » ou son « porc charcutier » existe depuis les années 60 et les nombreuses critiques et travaux de recherche qui mettaient en question ce modèle n’ont eu jusqu’alors que très peu d’impacts sur les politiques et les consommateurs. Alors pourquoi maintenant ?

Pourquoi effectivement maintenant et non pas dès la sortie des premiers travaux sur les dégâts de l’agriculture productiviste ? Qu’est-ce qui a changé ?
La critique radicale de l’élevage s’appuie, d’un point de vue théorique, sur une critique de la domestication animale comme crime originel de l’humanité. Théoriciens et militants jouent la carte de la médiatisation. L214 comptait 28 occurrences dans la presse en 2014 et 690 en 2018. Sa très forte puissance médiatique, par la diffusion sur les réseaux sociaux de vidéos chocs, couplée avec le fait que les multinationales étaient prêtes à produire des protéines animales sans élever les animaux a été décisive… Avant, les alternatives n’étaient pas intéressantes pour les actionnaires. Ce ne sont pas les petits éleveurs avec des bêtes à l’herbe qui enrichissent les firmes. À partir de 2013, l’agriculture cellulaire était prête à penser avec l’apparition du premier Hamburger in vitro mis au point par le biologiste Mark Post.
On peut imaginer que dans un premier temps, ce seront les classes aisées qui mangeront du foie gras in vitro, expérimenté en ce moment par une start-up française. Puis la culture in vitro se fera à grande échelle et à bas coût pour nourrir les classes populaires pendant que les plus aisés préfèreront des protéines issus de rares élevages paysans, vendues à des coûts inabordables pour les plus modestes ! On ne va garder que des refuges et des sanctuaires. En effet, les GAFAM (acronyme des géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont les alliés objectifs des défenseurs des animaux pour remplacer l’élevage par de la viande cultivée. Il y a une collusion idéologique entre animalistes et multinationales pour mettre en place une agriculture sans élevage.

Est-ce donc une rupture avec le monde ancien ?
Pas du tout. On est exactement dans la même logique. Dès le milieu du XIXème, les zootechniciens ont cherché à faire de la relation de travail avec les animaux une activité rentable pour les investisseurs et pour la nation. Toute la nature est devenue une ressource. C’est la zootechnie, dès le XIXe siècle, qui a scindé l’agriculture en deux volets : la production animale/la production végétale, ce qui a constitué une importante rupture par rapport à l’état de paysan. Pourtant ce sont bien les animaux qui apportent la matière organique dont les plantes ont besoin, ce pourquoi les agronomes pensaient l’élevage comme un mal nécessaire pour l’agriculture. Mais cette dissociation a permis aux industriels de la chimie de mettre leurs produits au service de l’agriculture.
Avec les protéines animales cultivées in vitro, nous devenons totalement dépendants des grandes multinationales. Les animaux ont été mis au service du profit et pour cela il a fallu les sortir du travail. Au XIXe siècle, il y a eu un écrasement de l’intelligence des animaux. Ils sont devenus des automates, juste bons à obéir et à produire. C’est de cette époque également que datent les « races industrielles » et que la science vétérinaire se développe contre le savoir empirique des maréchaux ferrant. Les théories zootechniques sont mises en acte après la Seconde Guerre mondiale. Les productions animales s’imposent comme modèle dominant : production avicole dans les années 1960, production porcine dans les années 1970. Les truies ont été d’abord attachées puis placées dans des box étroits pour produire des porcelets, sans même pouvoir bouger. Les paysans devaient « nourrir le monde » et pourtant on a mis l’accent sur la productivité, l’exportation, la profitabilité et on a asservi les humains et les animaux. On a assisté à une diminution des animaux dans les champs et en même temps à l’explosion du nombre d’animaux de compagnie dans les villes. Avec la viande in vitro nous sommes dans la continuité de la pensée zootechnique. Nous assistons juste à un changement du niveau d’extraction de la matière animale. La machine animale, truie ou vache, est remplacée par un incubateur. C’est la « machine animale » du XIXe siècle qui rend possible l’incubateur du XXIe siècle. On est dans le même système de pensée instrumental et technicien.
L’arrivée de cette agriculture sans élevage est une rupture anthropologique, du point de vue de nos relations aux animaux mais également du point de vue du sens de la vie même car cette rupture est fondée sur un refus de la mort animale. Or, s’il n’y a pas de mort animale dans la viande in vitro, c’est parce qu’il n’y a pas de vie. L’exclusion des animaux du travail est une exclusion de la vie, remplacée par des substituts (la viande in vitro) ou par des artefacts (l’hologramme dans les cirques, les animaux robots…).
Désormais les start-up de culture de protéines in vitro, qu’elles soient américaines, françaises ou israéliennes, rentrent en compétition avec l’objectif de produire 90% de l’alimentation mondiale. En 2014 il n’y avait qu’une équipe, celle de Mark Post aux Pays-Bas. Aujourd’hui elles sont sans cesse plus nombreuses … Le système de production industriel était déjà injuste du point de vue de l’offre alimentaire. Cela va s’amplifier avec la culture in vitro. Et que deviendront ces territoires, comme la Bretagne, qui ont misé sur l’agriculture intensive ? A-t-on pensé à leur reconversion ?
Il faut retrouver le sens du travail avec les animaux, le sens de leur vie et de leur mort. Même pour le chien ou le chat car le « tenir compagnie » est un travail. Désormais, les maisons de retraite acquiert des robots pour être aux côtés des personnes âgées, on continue de remplacer l’animal par la machine. C’est le slogan : « l’amour sans la litière à changer »… Mais où est la vie là dedans ?

Que faire alors pour sortir de ce système qui asservit hommes et animaux ?
Il faudrait arrêter d’acheter des produits industriels, que ce soit des légumes, du fromage blanc ou de la viande. Un monde humain est aussi un monde avec des animaux. Il faut arrêter les dissociations entre végétaux et animaux. Les humains, les plantes, les animaux, le sol… nous sommes reliés et interdépendants. Aujourd’hui il y aurait la possibilité de réinstaller des milliers de paysans en France mais cela ne se fera pas pour des raisons économiques et politiques.
Les animaux sont des sujets de leur vie et du travail et non des objets. La problématique du « bien-être animal » n’a pratiquement rien changé aux conditions d’élevage car elle ne remet pas en question le système. On agrandit par exemple un peu la taille des cages pour les poules mais on ne remet pas en cause la question de l’enfermement. Il faut remettre au cœur du débat la place de l’animal dans le travail, son rôle aux côtés des humains. Est-ce-que les vaches collaborent au travail ? Est-ce qu’un cheval travaille ? Il faut parler des conditions de travail des animaux plutôt que de leur supposé « bien-être ». C’est un terrain de recherche passionnant, et c’est sur quoi nous travaillons dans l’équipe Animal’s Lab que j’anime à Montpellier.
Il est possible de sortir les animaux des systèmes industriels sans les sortir de nos vies. élever des animaux est un art complexe à mille lieux du triomphe absolu de la technique que préparent les multinationales et les fonds d’investissement.

D’éleveuse à chercheure : une vie au service du lien entre les humains et les animaux.

Jocelyne Porcher
© DR

Jocelyne Porcher est sociologue, chercheure à l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement). Éleveuse de brebis pendant de nombreuses années puis salariée en système porcin industriel, elle sait de quoi elle parle quand elle aborde la cause animale. « Je voulais comprendre pourquoi les agriculteurs, des gens ordinaires dont je me sentais proche, acceptaient la violence et le non sens de leur travail. Qu’est-ce qui faisait tenir et durer le système », dit-elle. Elle a ensuite effectué sa thèse sur les relations affectives entre éleveurs et animaux puis a développé des recherches sur la souffrance au travail dans les productions animales. Elle travaille désormais comme directrice de recherche à l’INRAE sur le travail animal, la place de la mort des animaux dans le travail et les conditions de durabilité de l’élevage et des relations domestiques avec les animaux.

Cause animale, cause du capital

Cause animale, cause capitale
DR

Jocelyne Porcher a débuté l’écriture de son dernier ouvrage : Cause animale, cause du Capital en 2014 après avoir publié un premier article sur le sujet en 2010. Cinq ans pendant lesquels la chercheuse a vu se réaliser à une vitesse considérable les hypothèses qu’elle avait formulées sur la collusion d’intérêts entre industriels des biotechnologies et défenseurs des animaux pour imposer une agriculture sans élevage : la « clean meat » ou « viande cultivée ». L’ouvrage met en évidence la collusion d’intérêts historiques et actuels entre la science, l’industrie et la « cause animale » qui renvoie à tout autre chose qu’à la cause des animaux.
édition : Le bord de l’eau documents. Octobre 2019. 115 pages. 12 euros.

 

 

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