Les territoires ruraux souffrent déjà des aléas climatiques. Mais en s’y préparant, ils peuvent s’y adapter, se protéger et l’atténuer. Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue, dresse un panorama des voies possibles.
Propos recueillis par Lucile Vilboux – version intégrale de l’entretien publié dans le numéro hors-série n°7 consacré aux transitions écologiques des territoires
Quel est aujourd’hui l’état du climat dans le monde et en France ?
À l’échelle mondiale, 2023 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée avec une moyenne d’1,48°C de plus que celle des années 1850–1900. En 2023, l’évènement El Niño s’est superposé à l’accumulation de chaleur due aux activités humaines, qui sont responsables de l’intégralité du réchauffement de la dernière décennie (1,2 °C), via les émissions de gaz à effet de serre (GES).
Le rythme du réchauffement s’est lui aussi accru pour atteindre le niveau record de 0,26°C au cours de la dernière décennie, alors que l’on enregistrait 0,18 °C par décennie au cours des quarante précédentes années.
Mais le réchauffement n’est pas de même intensité partout. En grande partie constitué de terres qui se réchauffent plus vite que la mer, mais aussi de par sa proximité des régions arctiques, où les températures grimpent trois fois plus vite qu’ailleurs, le continent européen se réchauffe deux fois plus rapidement que le reste de la planète. Comme il était anticipé, en relation directe avec l’accumulation de chaleur, cela s’est déjà traduit en France, mais aussi dans toutes les régions du monde, par des évènements de chaleur extrême, plus intenses, plus fréquents et plus longs qui continueront à s’intensifier pour chaque incrément de réchauffement planétaire à venir.
Celui-ci va dépendre en premier lieu du cumul des émissions de CO2 à venir et cela se poursuivra tant que les émissions mondiales de CO2 ne seront pas réduites à zéro. Les émissions mondiales de 2023 sont proches du niveau de celles de 2019, avec des baisses nettes dans une vingtaine de pays, comme en France et en Europe depuis les années 1990, aux USA depuis 2005, et attendues à partir des prochaines années en Chine. Les politiques publiques déjà mises en œuvre conduiraient à une légère hausse des émissions mondiales d’ici 2030, et un réchauffement en fin de siècle de 3°C dans le monde (4°C en France). Si les engagements pris par les différents pays à la COP28 sont tenus, cela permettrait d’obtenir une diminution des émissions mondiales de CO2 d’environ 10% d’ici 2030. À ce rythme d’action, le réchauffement planétaire dépasserait 1,5°C au cours de la prochaine décennie, 2°C vers 2050 et pourrait être limité vers 2,5°C en fin de siècle. Cela voudrait dire qu’à horizon 2050, les températures moyennes en France atteindraient celles des années les plus chaudes enregistrées, en 2022 et 2023, soit près de 3°C de plus qu’en 1850-1900. Il faut se préparer à cela, tout comme aux années, saisons et évènements records à venir.
Quelles sont les conséquences du changement climatique pour les territoires ruraux ?
En métropole, le changement climatique entraîne des hivers plus doux, un réchauffement plus marqué en été, une augmentation de la fréquence et l’intensité des vagues de chaleur, des sécheresses agricoles, des conditions chaudes et sèches propices aux incendies. Il entraîne aussi un ensemble de risques d’inondations liés à la fois à un cycle de l’eau plus intense, plus variable, et à la montée de niveau de la mer, qui accélère aussi.
Depuis 1900, celui-ci a progressé de 20 cm, et son rythme atteint maintenant plus de 4 mm par an – du fait de l’accumulation de chaleur dans l’océan, de la fonte des glaciers du Groenland et de l’écoulement plus rapide de secteurs de l’Antarctique. En régions de montagne, le réchauffement se manifeste par un dégel des sols gelés, un recul des glaciers et de la durée d’enneigement.
L’ensemble de ces facteurs climatiques entraînent une multitude d’impacts, notamment sur les rendements agricoles, la mortalité des arbres et les dépérissements de forêts. Les épisodes très chauds ont des effets directs sur la santé et entraînent une forte surmortalité, notamment pour les personnes âgées. La récurrence des sécheresses entraîne des dommages importants aux bâtiments par le retrait-gonflement des argiles. Comme l’air peut contenir environ 7% de vapeur d’eau supplémentaire par degré de réchauffement, les tempêtes et épisodes orageux peuvent entraîner une augmentation de l’intensité des précipitations. Elle peut se combiner à des niveaux marins plus élevés lors des marées hautes et des tempêtes qui augmentent la sévérité des inondations.
Nous ne voyons d’ailleurs que les premiers effets de la montée du niveau de la mer, qui entraîne aussi des intrusions d’eau salées dans les estuaires ou les aquifères, et renforce l’érosion du littoral. Nous constatons aussi un déplacement des aires climatiques de 100 kilomètres tous les dix ans, du sud vers le nord de la France et en altitude. Cela entraîne des remontées d’espèces favorables à certains ravageurs comme les chenilles processionnaires et à des vecteurs de maladies comme les tiques ou le moustique tigre. Cela concerne aussi les maladies animales, comme la maladie hémorragique épizootique (MHE) transmise depuis 2023 aux bovins par un moucheron dont la présence à nos latitudes est facilitée par les hivers plus doux.
Le coût pour les assureurs progresse lui aussi, de même que celui des assurances, et de nombreuses communes peinent à être couvertes face aux risques climatiques.
Comment se préparer à ces phénomènes à l’échelle locale ?
Aucun territoire n’est à l’abri des conséquences de l’accumulation de chaleur dans le système climatique. Les aléas changent de fréquence et d’intensité. Ils se produisent à de nouveaux moments de l’année ou dans de nouvelles régions. Nous ne pouvons par conséquent plus nous appuyer sur les observations des dernières décennies ou des siècles passés pour bâtir les projets futurs et se préparer aux prochains aléas climatiques. Ces derniers sont en effet de plus en plus forts et fréquents, et augmentent les coûts d’entretien des infrastructures ainsi que les pertes et dommages. De nombreux référentiels (risques, construction…) ne sont plus adéquats pour le climat d’aujourd’hui, ni pour celui des décennies à venir. Face à la montée du niveau de la mer, les élus auront par exemple à construire des choix collectifs, à ressources contraintes, sur ce qui doit être protégé, et ce qui peut être déplacé, notamment dans le cas d’habitats dispersés.
Dans chaque contexte, l’amélioration de la gestion de risque et le renforcement de l’adaptation demandent de bien identifier où sont les vulnérabilités, en plus des expositions aux risques climatiques. Il existe des ressources qui favorisent les approches participatives, des jeux sérieux et des exercices en situation réelle menés avec les habitants. Ces derniers permettent de construire des transformations par anticipation pour renforcer la résilience et l’adaptation au changement climatique à venir et pour assurer l’accès aux infrastructures et aux services essentiels même en cas d’évènement extrême. Les mécanismes qui permettent de partager entre territoires les retours d’expériences sont aussi particulièrement utiles. Je pense notamment aux graves inondations qui ont touché le Nord-pas-de-Calais, avec 65 000 personnes déplacées. Il faut pouvoir en tirer les leçons, renforcer la culture du risque et de sa prévention dans tous les domaines et sur l’ensemble du territoire et pas seulement en zones de montagne ou le long du littoral.
Qu’entendez-vous par culture du risque ?
Il s’agit d’anticiper les évènements climatiques, qu’ils soient aigus ou graduels. Cela consiste par exemple, à construire les nouveaux bâtiments publics de façon à ce qu’ils soient vivables en cas de vagues de chaleur, surtout pour les publics vulnérables comme les jeunes enfants. Il s’agit aussi d’assurer la continuité de l’accès aux écoles, même en cas d’inondations – car sa discontinuité d’accès est une perte de chance de réussite. Il y a aussi un enjeu à sensibiliser et à former les habitants à ces risques et aux comportements à adopter. La Croix rouge a par exemple récemment construit des ressources pour que chacun sache préparer un sac à dos de survie de 24 à 48 heures, prêt en cas d’alerte inondation et en attendant les secours.
Certes les petites collectivités n’ont pas toujours l’ingénierie et la connaissance scientifique des vulnérabilités, des risques et des nouvelles normes pour en atténuer les effets. Mais les intercommunalités, les Départements et les Régions ont un rôle à jouer pour les soutenir. Et puis, l’atout des territoires ruraux en cas d’un évènement climatique grave, c’est aussi la capacité à s’appuyer sur les liens sociaux et les solidarités.
La culture du risque, c’est aussi à l’échelle nationale, toute une réflexion à mener autour de l’assurabilité des dommages liés aux aléas climatiques. Le rapport de mission Langreney, du ministère de l’Économie et des Finances, remis au gouvernement ce printemps, indiquait que leur coût pourrait augmenter de l’ordre de 50 % à l’horizon 2050. Celui-ci a atteint 6,5 milliards d’euros en 2023, notamment du fait des inondations, faisant suite à des coûts de 10,6 milliards d’euros en 2022, en raison entre autre de la sécheresse et d’épisodes intenses de grêle. Les indemnisations versées par les assureurs à la suite d’aléas naturels ont triplé depuis la fin des années 1980.
S’adapter est essentiel, mais les territoires ruraux peuvent-ils aussi contribuer à limiter le réchauffement climatique ?
L’adaptation est nécessaire pour gérer les conséquences du réchauffement planétaire, mais elle fait face à des coûts croissants, à des limites et des contraintes grandissantes dans un climat plus chaud (eau et biomasse disponibles, rendements agricoles, montée du niveau de la mer…). Pour limiter les risques, elle ne suffira pas, et elle est complémentaire d’actions de grande échelle portant sur les causes du réchauffement. Je parle du renforcement des efforts pour réduire les émissions de gaz à effet de serre dans tous les secteurs, de la sortie des énergies fossiles et du développement des puits de carbone.
Il existe aujourd’hui un potentiel technique pour diviser par deux les émissions mondiales de gaz à effet de serre en une décennie. Il combine pour cela l’innovation technique et technologique, la maîtrise de la demande (efficacité et sobriété) ainsi que les solutions fondées sur la nature.
Les émissions de gaz à effet de serre de la France ont diminué de 5,8 % de 2022 à 2023, et l’enjeu est d’amplifier d’un facteur 1,3 ce rythme pour tenir les engagements français et européens d’ici 2030, et construire une économie décarbonée. C’est faisable. Comme la production électrique est déjà décarbonée en France, un enjeu est de renforcer la capacité de production d’électricité bas carbone pour qu’elle se substitue aux énergies fossiles, en combinant sobriété énergétique, nucléaire et montée en puissance des énergies renouvelables.
Les secteurs d’activités qui émettent le plus de gaz à effet de serre en France sont le transport, l’agriculture, l’industrie, les bâtiments, le secteur de l’énergie et enfin le traitement des déchets. Les deux premiers secteurs touchent particulièrement les territoires ruraux.
Vivre à la campagne, c’est circuler principalement en voiture, et être rapidement confronté à des limites en matière de disponibilité des transports collectifs, ce qui n’est pas, ou moins, le cas dans les zones urbaines. Les leviers d’action portent donc sur le télétravail, l’accessibilité à des véhicules plus performants et électriques (avec par exemple la mise à disposition de véhicules électriques abordables pour les métiers de l’aide à domicile), le covoiturage ou l’auto-stop sécurisé. L’aménagement du territoire est aussi très important. L’artificialisation des terres conduit à perdre des surfaces agricoles et les puits de carbone associés. La disposition des zones pavillonnaires, artisanales et commerciales a contribué à éloigner les habitations des lieux de services et d’emplois et à réduire parfois les liens sociaux. Elles ont en outre renforcé la dépendance à la voiture individuelle.
La désindustrialisation de la France a aussi conduit à une empreinte carbone qui est quasiment le double des émissions de gaz à effet de serre territoriales, par le poids des importations de biens produits dans d’autres pays. La réindustrialisation des territoires est donc nécessaire pour des enjeux de souveraineté, de réduction de l’empreinte carbone associée à notre consommation, mais aussi pour de nouvelles opportunités d’emplois.
Concernant l’agriculture, les pratiques agroécologiques permettent d’améliorer la qualité des sols et de l’eau, de renforcer la résilience de la production alimentaire et d’augmenter le stockage de carbone, en renforçant aussi les systèmes alimentaires territoriaux. Des actions de restauration des milieux naturels de même qu’une gestion durable et diversifiée des forêts sont aussi à envisager pour stocker davantage de carbone.
Ces dernières décennies, la déprise agricole avait favorisé l’extension des massifs forestiers qui stockaient chaque année 7 % du CO2 émis à l’échelle de la France. Mais du fait des conditions plus chaudes et plus sèches, et d’une faible résilience des forêts qui présentent peu de diversité végétale, la mortalité des arbres a fortement augmenté. Ce phénomène s’ajoute à un ralentissement de l’accroissement des forêts, associé à des dépérissements, si bien qu’aujourd’hui, les forêts ne stockent plus que 4 % du CO2 émis chaque année. Les enjeux de la régénération de la forêt, et des activités liées à la transformation du bois, par exemple comme matériau de construction, sont une piste à développer.
Les logements individuels à la campagne sont par ailleurs souvent gourmands en chauffage. Il faut donc former les artisans pour qu’ils puissent répondre aux enjeux de l’amélioration de la performance énergétique des bâtiments et des logements et installer des technologies performantes, de type pompes à chaleur ou systèmes de production photovoltaïque. Ces activités sont en outre pourvoyeuses d’emplois et de dynamisme économique pour les territoires ruraux. Ces derniers se prêtent par ailleurs très bien à la production d’énergies renouvelables. Cela peut être par la méthanisation à partir de résidus de biomasse locale ou par l’installation de panneaux photovoltaïques sur différents types de bâtiments, parfois sous forme de coopératives permettant d’assurer une visibilité sur plusieurs décennies du coût de l’électricité pour des communes rurales.
Le tourisme doux est aussi un autre enjeu des territoires ruraux. Développer un réseau cyclable doté de locaux pour entreposer les vélos le long des parcours, c’est favoriser un tourisme sobre et bas carbone, positif pour la santé et le lien social. Et c’est l’assurance de retombés économiques locales du fait que les cyclotouristes dépensent sur place pour leur alimentation et leur hébergement. Ce type d’approche est cohérent avec des aménagements cyclables permettant de renforcer l’autonomie des plus jeunes, par exemple pour des trajets en sécurité vers les collèges, comme c’est le cas dans les pays d’Europe du nord, avec de multiples bénéfices.
La valorisation des cultures territoriales pour une alimentation saine et durable peut aussi être une occasion de valoriser les savoir-faire et pratiques parfois oubliés, par exemple par rapport à la consommation traditionnelle de légumineuses, nutritives (protéines) et intéressantes pour les rotations de cultures (fixation d’azote).
Les acteurs ruraux doivent donc agir dans tous les domaines ?
Pour construire le développement d’un territoire rural résilient, soutenable, et bas carbone, c’est effectivement un peu toutes ces actions qui peuvent être déployées, et de nouvelles approches à construire, répondant aux réalités et aux besoins locaux. Pour avoir une vision d’ensemble et savoir par où commencer, il peut être intéressant de se projeter dans un horizon futur entre 2050 et 2070, avec un climat qui aura plus ou moins fortement changé et dans une Europe neutre en carbone : quels seront les cadres et les modes de vie? Quelle vision est à partager dans ce contexte ? Quels choix sont à privilégier pour y parvenir ?
Il est aussi possible de s’appuyer sur des organismes comme l’Agence de la transition écologique (l’Ademe), l’établissement public du Cerama, le réseau de la transition énergétique le Cler, les connaissances de Météo France sur projections climatiques dans les différentes régions de France, l’état des connaissances sur les risques et leviers d’action évalués dans les rapports du Giec, les recommandations du Haut conseil pour le climat, les possibilités de co-construire des connaissances avec les groupes régionaux d’experts climat, ainsi que les retours d’expériences et si possible, de leurs indicateurs d’efficacité s’ils existent…
Tout l’enjeu est de pouvoir mobiliser ces ressources, les connaissances des acteurs de terrain, les avancées scientifiques et techniques en appui à la vie démocratique, pour que les communes rurales puissent mieux protéger populations et entreprises face au changement climatique.
Il s’agit de créer de nouvelles opportunités de transitions justes avec, pour cap, la décarbonation.
Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue française, est directrice de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) depuis 2008 et a été coprésidente du groupe n°1 du GIEC de 2015 à 2023. Ses recherches portent notamment sur l’évolution des climats passés et l’impact du climat futur.