
Au Japon, où il a débarqué pour la première fois en 1987, Patrice Julien jouit d’une solide réputation. Porte-drapeau d’un certain art de vivre à la française, auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, il a ouvert plusieurs restaurants à Tokyo, Yokohama et Kobe, avant de décider de s’installer au bord de la mer de Kyoto, dans une petite région rurale en déshérence. Depuis un an, le Français tente de mobiliser les énergies pour redynamiser la campagne de Miyazu.
Par Axel Puig
En ce jour de septembre, il est 8 heures en France et 16 heures au pays du soleil levant, plus précisément à Miyazu, une petite ville de 30 000 habitants située sur les bords de la mer de Kyoto, au cœur d’une région extrêmement rurale. À l’heure convenue, par la grâce de l’Internet, le visage radieux de Pascal Julien apparaît à l’écran. Malgré les quelque 15 000 kilomètres qui séparent les deux pays, la conversation s’enclenche naturellement. Tiens, et si on discutait ruralité, attractivité et urbanité ? « Au Japon, le modèle urbain atteint ses limites. Dans les villes, le style de vie est concentrationnaire. Pour aller au travail, les gens font deux heures de transport en commun dans des trains bondés. Ici, c’est le paradis, un endroit vraiment ressourçant. Au bout de mon jardin se trouve une plage de sable blanc presque vierge. L’eau est actuellement à 27°C », lance Patrice Julien, un sourire en coin.
Profondément épris du Japon, Patrice Julien a débarqué à Miyazu en 2024 pour y ouvrir un restaurant atypique. Loin des villes et des zones touristiques, il a décidé de s’installer dans un Japon reculé, un Japon où le temps semble s’être arrêté « dans les années 1950 », et où le carcan des traditions pèse lourdement sur les énergies. « J’ai choisi Miyazu parce que cette ville qui touche le fond à tous points de vue pouvait permettre une expérience modélisante. Le vide croissant dans les zones rurales, le vieillissement de la population et la dépopulation globale qui sont interprétés comme des paramètres négatifs doivent être aujourd’hui considérés comme une chance de mutation sociale et culturelle. On ne fait pas revivre les zones rurales sans un changement radical de perspective », dit-il avant de remonter le fil de son histoire personnelle.

Un resto français au milieu du désert
Les liens qui unissent Patrice Julien au Japon, se sont tissés il y a presque quarante ans. Arrivé en 1987 comme attaché cultuel au sein de l’ambassade de France, responsable de la promotion de la langue de Molière, Patrice saisit très vite l’intérêt des Nippons pour la culture française et son art de vivre. En 1992, il publie un premier livre à leur attention : l’ABC de la cuisine française. L’ouvrage est un best-seller. Il est réédité vingt-cinq fois et tiré au total à plus de 100 000 exemplaires. S’en suit un ouvrage de recettes à la cocotte, réalisé avec le fabricant Le Creuset puis, au fil des ans, une cinquantaine d’autres livres ! En 1994, Patrice Julien ouvre également son premier restaurant, dans une maison en ruine de Tokyo. Le succès est immédiat. L’adresse devient vite une référence. Quatre autres suivront. « En 2003, je gérais cinq restaurants : trois à Tokyo, un à Yokohama et un à Kobe. Tout marchait très bien, mais j’étais stressé, je me sentais comme enfermé dans mon entreprise. Du jour au lendemain, j’ai décidé de tout abandonner », raconte-t-il.
Patrice devient alors consultant, puis revient en France pour travailler quelques années dans le développement personnel. Et puis, un jour, le Japon le rattrape. Sollicitée, une amie sur place lui trouve « une maison qui appartenait à une dame qui enseignait la cérémonie du thé », avec ce fameux jardin qui s’ouvre sur la mer de Kyoto.
Dans cette demeure traditionnelle de Miyatzu, le Français concrétise d’abord son projet personnel : un établissement atypique, à la fois restaurant, lieu de séjour, de bien-être et de ressourcement.
En novembre 2024, la Maison Julien ouvre ses portes. Malgré l’éloignement des grands centres urbains, le succès est au rendez-vous. « J’ai ouvert un resto français au milieu du désert ! Les gens font une à deux heures de voiture pour goûter ma cuisine fusion, de voyage, préparée avec des produits locaux », sourit-il, fièrement.
Cadre de vie et loyers compétitifs
Plus que les éloges gastronomiques, Patrice Julien cherche désormais à avoir un impact sur le territoire qu’il habite. Pour lui, la Maison Julien doit servir de locomotive pour initier une dynamique et d’autres installations.
À Miyazu, la situation est en effet guerre reluisante. Les principales activités que sont la riziculture et la pêche traditionnelle sont en crise, l’offre de restaurant réduite à néant, « les enseignes sont désuètes », la population vieillit et les jeunes s’en vont à Osaka, Kyoto ou Tokyo pour étudier puis travailler. En somme, la région de Miyazu connaît cette forme de déperdition dont furent victimes les campagnes françaises après la Deuxième Guerre mondiale.
Loin d’être fataliste et refusant la mort annoncée de ce territoire, Patrice Julien est persuadé que ces handicaps peuvent devenir une chance, « à condition de créer un nouvel ADN ». Le pays subit l’exode rural ? Tant mieux, cela permet d’avoir des logements vacants à des prix ultra compétitifs. L’activité dépérit ? Misons sur le cadre de vie.
Éloge de la patience
Pour porter ce vent d’espoir, il crée l’association Nouvelle vague dont l’ambition est d’attirer de nouveaux habitants, de motiver des personnes en reconversion. Cette dernière rassemble des commerçants, des entrepreneurs, des artisans, des agences immobilières, des corps de métiers du bâtiment et de la rénovation. « Notre premier objectif est d’organiser un marché mensuel, avec des food-trucks, des producteurs locaux, des artisans et de la musique pour montrer que nous sommes vivants ! Nous allons ensuite créer une base de données pour recenser ce qu’il manque sur le territoire (électriciens, jardiniers, plombiers, épiceries, restaurants, etc.), et un site dédié pour les logements et les commerces vacants. Nous préparons également le lancement d’une chaîne Youtube, « Bonjour Miyazu », à destination de l’ensemble du Japon, qui présentera les sites naturelles extraordinaires de la région et des personnes qui créent des activités sur notre territoire », détaille Patrice.
« Le vide croissant dans les zones rurales et le vieillissement de la population qui sont interprétés comme des paramètres négatifs doivent être aujourd’hui considérés comme une chance de mutation sociale et culturelle. »
Déjà, la dynamique créée par la Maison Julien se fait sentir sur les bords de la mer intérieure. Tout en conservant leur activité agricole – la culture du riz et des légumes – Naoya Tsujisaka et son épouse Nanae, voisins du Français ont ouvert un café à Kunda. On y déguste les pâtisseries locales que Tsujisaka réalisait jusqu’à présent dans la confidentialité de sa cuisine. « Nous voulons aller plus loin et créer une vraie structure d’accueil pour encadrer les projets auxquels nous croyons. Si les dossiers tiennent la route, nous leur présenterons le territoire et les aiderons à trouver un logement ou une boutique. Nous sommes persuadés qu’il existe aussi des opportunités liées au télétravail », poursuit Patrice qui s’est adjoint les services d’Hiroshi Tano pour trouver des financements et attirer des petites entreprises dans cet écosystème.
Expérimenté dans de nombreux territoires ruraux français – que ce soit par des collectifs d’habitants ou des structures émanant des collectivités locales – ce type de dispositif, bien connu des acteurs du développement local, est une nouveauté au Japon, un pays qui, « après la Deuxième Guerre mondiale, s’est engagé dans une modernité furieuse ».
« Les pouvoirs publics sont encore dans une phase d’observation, les grosses entreprises du territoire aussi. Mais notre engagement s’inscrit sur le long terme. En Asie, la notion de patience est essentielle. Les Japonais n’aiment pas être brusqués », reprend Patrice Julien convaincu malgré tout « qu’un espace vide doit appeler un espace plein ». Autrement dit que, comme lui, des habitants de Tokyo ou d’Osaka finiront bien par se lasser des trains bondés et des loyers exorbitants, pour poser leurs valises autour de Miyazu, son petit paradis, à deux pas des plages désertes de la mer de Kyoto.






