Depuis plus de vingt-cinq ans, Serge Joncour construit une œuvre littéraire qui jette des ponts entre la ville et la campagne. Entretien avec un « écrivain du dehors » qui participe avec une grande humanité à la réconciliation entre le monde urbain et rural.
Propos recueillis par Axel Puig
Pouvez-vous nous expliquer d’où vient cet attachement au monde rural que l’on retrouve dans la plupart de vos romans ?
Je vis à moitié en ville, à moitié à la campagne. Je fais sans arrêt des allers et retours entre Paris, la Nièvre et le Lot dont sont originaires les membres de ma famille. Depuis des années, je passe de l’un à l’autre. J’ai les deux logiciels, la double culture. Je suis quelque part un binational ! Pour aller dans la Nièvre comme dans le Lot, il faut prendre un Intercité, ce qui est devenu une contrainte car les trajets durent une heure de plus qu’il y a vingt ans. La semaine dernière par exemple, j’ai eu sept heures de retard. Désormais, il y a un caractère imprévisible chaque fois que je prends le Paris – Clermont ou le Paris – Toulouse. C’est comme si la notion de progrès était interdite à ces deux territoires.
Dans vos romans justement, vous questionnez beaucoup la notion de modernité et d’archaïsme. On a souvent l’impression que vous vous plaisez à renverser les codes à rendre « moderne » des éléments que l’on considère habituellement comme passéiste, à l’image du personnage de Crayssac (voir l’extrait page xxx) dont le refus du progrès peut apparaître d’une furieuse modernité ?
Celui qui dans les années 1980 avait un discours ringard parce que, comme Crayssac, il refusait le téléphone, s’opposait à l’autoroute ou voulait nourrir ses bêtes à l’herbe est aujourd’hui plus moderne. Je crois qu’il y a eu un tournant avec le passage à l’an 2000. On craignait un bug planétaire qui n’a pas eu lieu et à la place, on a subi une grande tempête. Le progrès, c’est aussi savoir faire marche arrière. Les éoliennes ne sont jamais que les moulins à vent d’autrefois. Aujourd’hui, les légumes tordus et oubliés reviennent sur les marchés, les agriculteurs nourrissent à nouveau leurs bêtes à l’herbe. Finalement, nous n’en sommes pas à manger des gélules en regardant les voitures voler comme on aurait pu le croire avant l’an 2000. Il y a quelque part une promesse non tenue et c’est sans doute mieux ainsi. Le passage à l’an 2000 marque la fin d’une foi absolue dans le progrès que l’on interroge davantage, avec un peu de scepticisme. Nous sommes tous un peu des Crayssac !
« Les éoliennes ne sont jamais que les moulins à vent d’autrefois. »
Quel est selon vous le regard général que le monde urbain porte sur la campagne ?
Le regard de la ville sur la campagne a changé. Il y a vingt ans, mes petits neveux voulaient venir à Paris. Aujourd’hui, la capitale ne fait plus rêver. Les urbains reprennent contact et redécouvrent la campagne. Il y a de plus en plus de campings, de chemins de randonnée, de pêcheurs. Avant, le grand projet des vacances était de trouver du soleil, de « faire » un club Med. Désormais, il y a un vrai désir de nature qui pousse d’ailleurs les villes à se végétaliser. La nature réinvestit ces zones qu’on a artificialisées.
Comment voyez-vous les effets du dérèglement climatique sur le monde rural ?
Le monde rural est en première ligne face au dérèglement climatique. Les agriculteurs sont les plus exposés, les premiers à subir ses conséquences. La question du climat est surplombante. L’an dernier, un de mes voisins éleveur de vaches n’a pas eu d’herbe pendant deux mois. J’ai aussi de la famille dans le maraîchage. Quand il fait 35°C, ils doivent commencer à travailler à cinq heures du matin parce que lorsque l’on cultive, la météo est le chef d’orchestre. Parfois il y a trop de pluie et donc du mildiou, parfois de la grêle, du gel tardif ou la canicule. Confrontés à ces phénomènes, les agriculteurs sont sans protection, comme des marins en pleine mer face aux éléments. Dans ce contexte, il est difficile d’être optimiste. J’aurais d’ailleurs aimé que les dernières élections législatives se déroulent sous la canicule pour que l’on parle davantage du dérèglement climatique.
Pensez-vous que monde urbain et monde rural sont réconciliables ? Quelles différences voyez-vous entre l’écologie des villes et l’écologie des champs ?
Les citadins sont de plus en plus attentifs et concernés par ce qu’il se passe à la campagne. Ces deux mondes sont réconciliables dans la mesure où ils continuent de communiquer. Dans les années 1980, quand on demandait à des enfants de représenter un poisson, 20% dessinait un carré. Désormais, les urbains savent que derrière une salade en sachet il y a quelqu’un qui la cultive, quelqu’un qui est tributaire de la météo. C’est pareil pour le blé des pâtes qui pousse dans les champs qu’on voit depuis les trains. Il y a une vraie reprise de conscience de ce monde sauvage et animal.
En ce qui concerne l’écologie, je crois que la voiture est un vrai élément de fracture. Il y a clairement deux regards sur ce point. À la ville on peut s’en passer, à la campagne, c’est impossible. Il suffit d’en faire l’expérience. Je suis venu une fois dans le Lot avec une voiture électrique et je me suis très rapidement rendu compte qu’elle était inadaptée. Je n’avais même pas la possibilité de la charger à la maison. À la campagne, on a envie d’être rassuré avec sa voiture thermique. La multiplication des éoliennes est aussi clivante mais il faut reconnaître qu’il est difficile de vivre à 500 mètres d’un parc. Pour le reste, les a priori ont été levés. Par exemple, on peut désormais réaliser des films sur les paysans qui ne sont pas emprunts de nostalgie qui parlent d’un monde disparu comme ceux de Raymond Depardon. Au nom de la terre, le film d’Edouard Bergeon avec Guillaume Canet est un bel exemple de ce changement de regard.
Né à Paris, Serge Joncour est originaire de la Nièvre. Par son épouse, il a découvert le Lot qui est devenu sa terre d’adoption. Avec notamment Gérard Mordillat ou Hervé Le Tellier (pour ne citer qu’eux), il a participé jusqu’à son arrêt en 2018, à l’émission Des papous dans la tête, sur France Culture.
En 1998 il sort son premier roman, Vu. Il sera suivi de U.V (2003), L’Idole (2005) ou encore Repose-toi sur moi (2016, prix Interallié), Chien Loup (2018), Nature Humaine (2020, prix Femina) et enfin Chaleur humaine, son dernier roman sorti en 2023.
Dans Nature humaine, prix Femina 2020, on avait quitté Alexandre et ses sœurs au lendemain de la tempête de l’an 2000. Alexandre, se préparait à reprendre la ferme familiale, tandis que ses sœurs ne souhaitaient que fuir les terres lotoises et campagnardes. Vingt ans plus tard, Serge Joncour profite du Covid pour réunir à nouveau la famille. En mars, le confinement est annoncé. Vanessa, Caroline et Agathe se réfugient aux Bertranges, vingt ans après leur départ. Alexandre les accueille dans la ferme. Mais les non-dits et les ressentiments cristallisent les tensions, entre celui qui est resté et celles qui sont parties. Celui qui cultive, qui vit avec la nature et celles qui ont choisi la ville. Les éoliennes qui dominent la ferme familiale – par la faute des sœurs qui ont accepté de vendre des terrains – cristallisent les ressentiments, tandis que la figure de Creyssac, le chevrier qui refusait le téléphone et les céréales pour ses bêtes, plane sur les Bertranges.
Chaleur humaine est un roman emprunt d’une grande humanité. Un roman qui étreint. Un roman indispensable.
Chaleur humaine, Serge Joncour, éditions Albin Michel, 2023.
Extrait de Chaleur humaine :
« En écoutant Constanze, Alexandre ne voulait pas commettre la même erreur qu’avec Crayssac, il ne négligeait plus ces prophéties que lui-même observait désormais à l’échelle d’une vie, parce que après la vache folle, le sida et les tempêtes, depuis vingt ans c’est vrai que les périls se renouvelaient, les grippes aviaires comme les grippes porcines n’en finissaient pas de se rapprocher de l’humain, la tuberculose bovine repartait de plus belle pendant que mille autres périls survenaient, de la malade de Lyme à la pyrale, des frelons asiatiques aux scolytes des pins, des arboviroses à tant d’autres maladies inédites, sans compter les sources qui, une à une, s’asséchaient sur le plateau, les forêts épuisés à force de vagues de chaleur, et voilà qu’un coronavirus surgi de nulle part s’attaquait aux cinq continents. Alexandre aurait aimé pouvoir dire à Crayssac qu’il avait eu raison sur tout, mais il était mort depuis trente ans, sans illusions et surtout sans remords, parti sans même savoir que son pessimisme était du bon sens. À ceux qui l’avaient encouragé à tenir jusqu’à l’an 2000, il avait répondu qu’il désirait mourir avant de voir ça. Il ne voulait surtout pas changer de siècle, et encore moins de millénaire, parce qu’il pressentait que s’ouvrirait alors une ère nouvelle, après l’âge du fer et du bronze, viendrait celui du feu. »