Des animaux sous haute tension

Les fermes sous haute tension

Ici c’est une antenne 4 G, là un transformateur… Depuis une trentaine d’années, des éleveurs dénoncent l’impact des ondes et des courants électromagnétiques sur la santé de leurs animaux. Dans l’Orne, la victoire d’Alain Crouillebois contre Enedis leur donne espoir.

Par Tess Bodelot

« J’ai vécu un enfer, mais c’est enfin terminé », lance Alain Crouillebois, éleveur bovin à la Baroche-sous-Lucé, dans l’Orne. La gorge nouée, le géomètre de formation qui a repris l’exploitation familiale en 1997, raconte son long combat contre Enedis, le gestionnaire du réseau de distribution d’électricité. Il se souvient de ce jour de 2011 où il observe un changement de comportement au sein de son troupeau et une soudaine dégradation de la production laitière. Quelques semaines plus tôt, des techniciens ont enfoui la ligne moyenne tension de 20 000 volts qui contournait sa ferme, et installé un poste de transformation moyenne-basse tension, à respectivement vingt et quinze mètres de son exploitation. « Au début, j’ai pensé à un virus grippal, une ration mal équilibrée. Des experts et des vétérinaires ont multiplié les analyses sans rien trouver », relate le quinquagénaire.

« J’ai euthanasié une dizaine de petits. Parfois, ils s’écroulaient, sans vie, avant même l’injection »

Pourtant, les complications se succèdent. Sa culture de maïs est, pour la première fois, contaminée par des mycotoxines. Ses vaches refusent d’aller au robot de traite. Elles se regroupent dans un coin de la stabulation et enchaînent les mammites. Ses veaux, eux, naissent mal engagés, affaiblis et ne s’alimentent plus. « J’ai euthanasié une dizaine de petits. Parfois, ils s’écroulaient, sans vie, avant même l’injection », poursuit Alain, traumatisé par ces événements. Sans réponse, l’éleveur entame des recherches sur Internet où il découvre des témoignages similaires au sien, comme celui de Serge Provost, cofondateur de l’Association nationale animaux sous tension (Anast) qui « défend les droits et les intérêts des éleveurs victimes de rayonnements électromagnétiques, de tensions parasites et de courants vagabonds ».

Des années auparavant, l’agriculteur manchois victime du même mal avait, lui aussi, lancé l’alerte. Pour Alain Crouillebois, tout s’éclaire. Il est persuadé de la responsabilité d’Enedis. Soutenu par des géobiologues et quelques responsables agricoles, il s’en remet au Groupe permanent pour la sécurité électrique (GPSE, voir encadré), sans qu’aucune solution ne soit trouvée. En 2018, il demande donc à Enedis de déplacer les ouvrages. L’entreprise semble s’exécuter mais aucune amélioration n’est constatée. En octobre de la même année, l’éleveur qui doute que les travaux aient été réellement réalisés, décide de modifier lui-même les installations électriques – ce qui aurait pu lui coûter 75 000 € d’amende et cinq ans d’emprisonnement selon maître Lafforgue, son avocat.

Miracle, la production repart de plus belle. Le paysan a enfin une preuve. Il décide de porter plainte contre Enedis et réclame des indemnités que le cabinet comptable chargé de son dossier estime à un million d’euros. Entre 2012 et 2019, ses frais vétérinaires ont en effet grimpé de 8 000 à 24 000 € par an tandis que les rendements ont chuté de 50 000 € par mois. L’éleveur est endetté jusqu’au cou.

Veaux et chèvres… mort-nés

Ces dernières années, des dizaines d’agriculteurs ont été confrontés au même drame qu’Alain Crouillebois. Dans l’Aveyron, Lucie et Nicolas Raynal, éleveurs de chèvres, ont ainsi subi une mortalité inexpliquée lorsqu’ils ont installé une machine à traite à assistance électronique. Dans l’Orne, Sylvie Gasnier et Hubert Goupil ont perdu 43 veaux en huit mois tandis que leur production quotidienne d’œufs est tombée de 1 300 unités à 100. En cause : trois antennes téléphoniques installées près d’une station d’épuration. Juste à côté, dans le Calvados, chez Erika et Jean-François, des dizaines de veaux sont morts à la naissance. Pour bloquer les courants parasites venus d’une antenne TNT, ils ont dû s’endetter et faire construire un barrage de cuivre. Coût de l’opération : 30 000 €.

Pour confronter en justice les entreprises, il faut de l’argent et c’est rarement le cas en ce qui concerne les éleveurs. »

Dans toutes ces situations, prouver l’impact des installations électriques sur la santé des animaux se révèle difficile. « La géobiologie est une discipline ancestrale qui recherche les influences de l’environnement sur la vie humaine, animale ou végétale. Nous cherchons à savoir si les lieux sont porteurs de santé et de bien être, mais nous n’apportons pas de preuves scientifiques, admet Luc Leroy, géobiologue dans le grand ouest. Lorsque la situation sanitaire des troupeaux se dégrade, les mis en cause n’hésitent pas à pointer le sérieux et les compétences des agriculteurs. Pour confronter en justice les entreprises, il faut de l’argent et c’est rarement le cas en ce qui concerne les éleveurs. »

« Nous sommes face à un mur. L’État ne s’engage pas sur la question. Le GPSE est financé par les opérateurs. Il y a une omerta terrible et un tel lobby de la production d’énergie », dénonce François Dufour, membre historique du GPSE et syndicaliste à la retraite. Signe d’espoir pour de nombreux éleveurs, en novembre 2022, Enedis a été reconnu responsable des dégâts sanitaires observés dans le troupeau d’Alain Crouillebois. L’opérateur, qui a été condamné à 14 000 € d’indemnité, conteste la décision du tribunal d’Alençon. La Cour d’appel opposera les deux parties le 24 avril 2024.