
4 questions à : Antoine Dain, sociologue rattaché au Cerlis (Université Paris Cité).
Propos recueillis par Axel Puig
Dans votre thèse, vous vous intéressez à la reconversion d’une cinquantaine de travailleurs « intellectuels » dans des métiers artisanaux. Au-delà de ces cas d’étude, peut-on parler, ces dernières années, d’une augmentation du phénomène ? Y a-t-il eu un effet Covid ?
Nous manquons de données récentes pour savoir si le phénomène s’est accéléré. Mais si on prend l’ensemble des individus qui étaient cadres en 2010, 0,3% étaient devenus artisans cinq ans plus tard (tandis que 1 % étaient devenus commerçants et 0,04 % agriculteurs).
Si on se concentre uniquement sur les cadres mobiles (qui ont changé de catégorie socioprofessionnelle entre 2010 et 2015), 3 % d’entre eux sont devenus artisans, 10 % commerçants et 0,4 % agriculteurs. Réciproquement, si on regarde cette fois-ci l’origine professionnelle des individus qui étaient artisans en 2015, il s’avère que 1,4 % d’entre eux étaient cadres en 2010. Enfin, si on s’intéresse uniquement aux « nouveaux artisans », c’est-à-dire ceux qui le sont en 2015 mais ne l’étaient pas en 2010, ce sont alors 4,5 % d’entre eux qui étaient cadres. Ces chiffres montrent donc que, tout en restant rares, ces trajectoires ne relèvent plus de la simple exception. Dans certains métiers de l’artisanat, la tendance est même plus marquée. C’est le cas par exemple des brasseurs ou de la boulangerie.
Quant à l’impact du Covid, selon le Cereq (Centre d’études et de recherche sur les qualifications), il n’y a pas eu d’effets massifs. Il semblerait plutôt que le jeu soit à somme nulle, avec d’un côté des personnes qui ont accéléré leur reconversion et de l’autre, des gens qui ont été empêché par la crise.
Dans vos travaux, vous évoquez la quête de sens comme élément motivant ces reconversions. Comment les personnes enquêtées l’expriment-elle ?
La quête de sens est un concept un peu fourre-tout. Parmi les enquêtés, beaucoup avancent un rejet des grosses organisations. Des expressions reviennent souvent comme la volonté « de ne pas être un pion », celle de « voir les effets de ce que l’on fait ». Dans l’artisanat, on maîtrise la réalisation de A à Z. Quand on est boulanger, on voit le sac de farine arriver, le pain sortir du four et repartir avec le client. Il y a aussi la volonté d’adopter un mode de vie, et donc un métier, plus écologiques. Mais attention, tous ne sont pas dans le rejet de leur ancienne profession. Ils ont juste « l’impression d’avoir fait le tour » et recherchent un nouveau défi. Ceux-là sont dans une démarche positive. Plus que quitter un métier qu’ils ne supportent plus, c’est une nouvelle expérience professionnelle qui les motivent.
Il semble qu’il y ait aussi la volonté de réaliser des choses avec ses mains, d’en finir avec des métiers où l’on est rivé derrière un ordinateur toute la journée…
Oui, il y a une forme de rejet d’un travail abstrait sur le temps long, de l’ordinateur, de la virtualité, du bureau. Marc Loriol (NDLR : sociologue au CNRS qui travaille depuis vingt ans sur le bien-être et le mal-être au travail) analyse la distinction qui est faite dans le sens commun entre « bonne » et « mauvaise » fatigue. La « mauvaise » fatigue est mentale, intellectuelle, elle reste avec nous à l’issue d’une journée de travail et nous fait passer une mauvaise nuit, tandis que la « bonne fatigue » est liée à des tâches physiques, que l’on peut surmonter avec une bonne nuit de sommeil. Au cours de mes enquêtes, j’ai entendu des discours enchantés sur le travail corporel et manuel qui revêt, pour certains, une dimension presque méditative. Le fait de réaliser des tâches répétitives leur permet de penser à autre chose et aussi de soulager leur stress.
Peut-on dire que la reconversion professionnelle est un luxe réservé aux catégories socioprofessionnelles favorisées ?
En effet, il s’agit clairement d’un privilège pour CSP+. Beaucoup bénéficient d’une rupture conventionnelle, d’une prime de licenciement, voire d’une formation financée par l’entreprise qu’ils quittent. Pour changer de travail, il faut disposer de ressources économiques qui permettent d’accepter et de pouvoir supporter une perte de revenus. Au moment de la création de leur entreprise, la famille est souvent là pour les soutenir financièrement.
Et puis, il y a aussi une question de capital culturel. Il faut avoir la capacité de naviguer dans des dispositifs complexes, maîtriser des compétences administratives. Pour obtenir certains prêts d’honneur, il faut même passer un oral devant un jury.






