L’artisan migrateur

© Christophe Pelaprat
© Christophe Pelaprat

Sur les routes du Quercy, l’ébéno-mobile ne passe pas inaperçue. Gilles Rossignol non plus. À bord de son atelier roulant, cet ébéniste atypique sait prendre le temps du travail bien fait. Sa formule est simple : une seule adresse, la vôtre, un seul téléphone, le sien.

Pour Gilles Rossignol, tout a commencé au Faubourg Saint-Antoine à Paris, véritable ville dans la ville dédiée aux métiers de l’ameublement. Il y a fréquenté l’école Boulle, acquis les vertus de l’apprentissage, et de cancre à l’école est sorti major de promotion. Dans ce microcosme, il a beaucoup appris auprès de tous ceux qui gravitaient autour du bois : ébénistes mais aussi tapissiers, serruriers… Un réseau qu’il regrette encore mais qu’il a quitté en 1979, préférant fuir un Faubourg en déliquescence. « En arrivant à la campagne, j’ai été surpris de voir mes confrères craindre d’avoir un concurrent à proximité. À Paris on s’entraidait, on n’avait pas honte d’aller chez un collègue », dit-il.
Venir à Gréalou dans le Lot, au cœur des Causses du Quercy, a presque été un hasard : une opportunité, des racines familiales. Au début, Gilles peine à proposer ses services – « pour les locaux, j’étais trop cher et je n’étais pas du cru » – aussi garde-t-il sa clientèle parisienne.
Sa vie se partage en d’incessants allers-retours, entre son atelier lotois et ses chantiers de Paname. Mais si la filière est bonne, elle se révèle peu pratique : sans local sur place, il manque toujours un outil pour les bricoles imprévues.

Une 404 puis un fourgon Renault

Un véhicule fonctionnel s’impose donc, d’abord une 404 Peugeot à plateau, puis mûrit l’idée d’un atelier roulant. Ce sera l’« ébéno-mobile », un Renault SG2, aménagé afin de pouvoir embarquer l’outillage dont il a besoin tout en lui permettant de dormir sur place sans dépasser les 35 tonnes. À bord, tout est là : une scie à ruban, un modèle réduit de combiné raboteuse-dégauchisseuse… Une réplique en miniature de l’atelier de Gréalou, mais aussi tous les attributs d’un vrai camp de base : sous les outils, un lit se dévoile, un lavabo apparaît, une table se déplie. Dans les placards le café côtoie les vis. Et partout, des touches d’humour et de fantaisie propres au personnage.
« Le camion n’était pas cher, 30 000 francs à l’époque, mais l’aménagement m’a coûté trois fois plus : racheter un outillage en double, faire l’isolation, l’installation électrique… C’était aussi onéreux que de refaire un atelier », se souvient l’ébéniste. L’ébéno-mobile s’est faite peu à peu. Gilles a bénéficié d’avances de certains de ses clients, mais le choix s’est révélé pertinent car sa petite entreprise a pu grandir au rythme de ces prestations nomades, qui pouvaient représenter les trois quarts de son chiffre d’affaires. « Quand il n’y avait plus de sous, mon comptable me disait : reprenez le camion ! » Ses clients parisiens l’envoyaient aussi en province dans leurs résidences secondaires partout en France.
« Je partais “faire mon chiffre” et je revenais, raconte l’artisan. Les gens appréciaient mes séjours, il y avait un côté snob – “l’ébéniste vient chez moi”, ils pouvaient aussi participer et se rendaient compte des réalités du métier… »

Le nomadisme, de père en fils

Quand s’essouffla ce « marché parisien » à partir des années 2000, Gilles se relocalisa dans les campagnes du Sud-Ouest, et plus encore celles du Quercy, où là aussi, des propriétaires de gîtes et de résidences secondaires, amoureux du patrimoine, apprécient le savoir-faire de l’ébéniste, notamment pour la restauration et l’entretien de meubles. Ses clients ont pris l’habitude de cet artisan atypique qui vient s’installer chez eux, prend le temps du voyage et de
la conversation. « Il travaille en free lance pour Ikea, plaisante ce client d’un village voisin de Gréalou, qui s’est inquiété au début de voir l’ébéniste rester la journée alors qu’il venait pour deux heures. J’avais peur du travail à l’heure qui s’allongeait, mais on s’est expliqué, j’ai compris la démarche de Gilles. Ce qui me plaît, c’est le côté troubadour, l’énergie du colporteur. Avec son camion on le dirait parti en expédition alors qu’il n’est qu’à dix kilomètres ! »
L’atelier itinérant est aujourd’hui la vitrine de Gilles et de son fils Jérôme, notamment sur le marché de Cajarc, la bourgade voisine : « s’exposer avec le camion nous permet de nous faire connaître localement et nous amène d’autres opportunités ». Désormais, Jérôme accompagne souvent son père. Tombé tout petit dans le métier, « né dans les copeaux du Faubourg », il a fait son apprentissage un peu partout, dans la restauration de monuments historiques, la charpente, avant de rejoindre l’atelier de Gréalou il y a quinze ans. Il s’inscrit dans les pas de son père, fidèle à son précepte de s’intéresser à tout. Le réseau Facebook a remplacé pour lui l’entraide de proximité du Faubourg Saint-Antoine, et le travail du bois l’a mené à d’autres compétences comme la restauration de fauteuils, la tapisserie ou la rénovation de tableaux de bord de voitures anciennes. Bien sûr, Jérôme ne saurait rester entre quatre murs. Après un premier atelier mobile dans une Estafette Renault, il réfléchit à une caravane pour combiner son confort avec des opportunités de travail délocalisé. On ne lutte pas contre son destin. Le grand-père était déjà marchand ambulant de tissus. Il pose d’ailleurs devant sa charrette, sur une vieille photo affichée dans l’Ébéno-mobile.

Texte et photos : Christophe Pélaprat

 

Retrouvez ce reportage dans le magazine Village de l’été 2021.