Le manque de médecins devient criant en milieu rural. Maisons médicales, télémédecine, médecins étrangers, quelles solutions s’offrent aux villages pour ne pas devenir des déserts médicaux ? Enquête.
Ce matin, on parle pommes de terre et douleurs articulaires dans le salon. Les premières ont du mal à pousser. Les secondes sont bien installées. Cécile Patissier ausculte l’une après l’autre Yvette et Joséphine (prénoms d’emprunt), 60 et 93 ans. La conversation glisse doucement des patates à la maladie. « Je prends le temps d’écouter mes patients, confie cette jeune médecin pyrénéenne. En une demi-journée de visite, je ne vois que quatre personnes, des patients atteints de pathologies lourdes qui ne peuvent venir au cabinet. Rien ne m’y oblige, mais si l’on ne comprend pas que c’est essentiel, il faut faire un autre métier. » Une fois par mois, elle vient donc examiner ces deux femmes, la mère et la fille, à Railleu, un village perché des Pyrénées-Orientales. Railleu, 29 habitants, pas de commerce, pas de médecin. Son cabinet est situé aux Angles à une demi-heure de route. Le double quand il neige. « Ça ne me fait pas peur, j’aime la montagne. J’ai toujours voulu travailler en milieu rural où la médecine générale prend tout son sens. » À 31 ans, le docteur Patissier a déjà rencontré une diversité de pathologies que ses confrères de la ville ne verront peut-être pas de toute leur carrière. « Je fais régulièrement de la traumatologie. Je réduis des fractures d’épaule, de poignet, de doigt… Je suture, je retire des hameçons dans les chairs. On m’appelle pour des morsures de vipères, des crises d’asthmes, des arrêts cardiaques ! À la campagne, on pratique immanquablement la médecine d’urgence. Je suis aussi médecin pompier, comme mes trois collègues des Angles. » Dans cette commune de 530 habitants, quatre généralistes ont installé leur cabinet dans la Maison de santé, montée par la mairie. À leurs côtés, deux kinés, deux infirmières, deux psychologues, un ostéopathe, une assistante sociale, une sage-femme, un orthophoniste… Le pôle de santé rayonne sur tout le territoire du Capcir.
Les médecins se regroupent
Se regrouper pour partager des tâches et mutualiser du matériel, voilà l’une des caractéristiques nouvelles de la profession en milieu rural. Avantage, les patients trouvent tout sur place, y compris de quoi réaliser radios et échographies. Inconvénient, il n’y a plus de médecins dans les villages alentour. La tendance est nationale. Le nombre de généralistes a baissé de 9 % en dix ans en France (voir encadré p. 40). Et d’ici 2025, avec les départs à la retraite, le pays en aura perdu 25 % ! La distance qui sépare le patient du cabinet ne cesse d’augmenter. Quand on habite une commune sans médecin, il faut parcourir en moyenne 8,7 km pour trouver un praticien. Dans certains villages corses, six fois plus ! « C’est un vrai problème de santé publique, car c’est dans ces zones à faible densité médicale qu’on trouve le plus de personnes âgées, en demande de soins, explique le docteur Jean-Pierre Ortiz, président de la Confédération des syndicats médicaux français. Paradoxe, il n’y a jamais eu autant de praticiens inscrits à l’Ordre des médecins, mais beaucoup sont retraités ou en passe de l’être. Par ailleurs, le nombre de généralistes diminue au profit des spécialistes. Et l’on constate de vraies disparités géographiques. » Selon une étude publiée cette année par la Drees (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), plus de 9 000 communes sont en sous-densité médicale, ce qui affecte 5,7 millions d’habitants. De son côté, le ministère de la Santé considère que 12,4 % de la population française fait face à une faible accessibilité médicale. « Le temps où l’on trouvait un médecin par village est loin, confirme Jean-Pierre Ortiz. Il y a 30 ans, un bassin de 1 000 habitants suffisait pour s’installer, mais c’était un sacerdoce : 70 heures de travail par semaine et pas de vie de famille. La jeune génération n’en veut plus et on la comprend. Se regrouper entre médecins permet de retrouver un rythme de travail décent. Mais aussi d’échanger sur les bonnes pratiques et de collaborer efficacement avec les professions paramédicales. »
Pôle santé, centre de vie
Les maisons médicales se multiplient donc, souvent à l’initiative des municipalités puisque la santé est une compétence communale. Ainsi, à Saint-Bonnet-de-Joux (Saône-et-Loire, 800 habitants), la mairie a créé une Maison médicale dès 2006 et monté une association de professionnels de santé pour la gérer. La structure regroupe un médecin, trois infirmières, un ambulancier, une sage-femme, deux psychologues et un service d’aide à domicile.
« Proposer des services médicaux est une condition essentielle pour maintenir et attirer des habitants. »
Un investissement de 800 000 euros, subventionné à près de 80 % par la Région, l’Agence régionale de santé, le Département, l’État, l’Europe… « Proposer des services médicaux est une condition essentielle pour maintenir et attirer des habitants, explique le maire Patrick Pagès. Nous drainons des patients des villages voisins qui en profitent pour faire leurs courses ici. Nous avons beaucoup de commerces. » Le village compte également une unité de vie pour personnes âgées dépendantes et bientôt un centre pour handicapés physiques. La Maison médicale sera agrandie pour répondre à cette nouvelle demande et recherche activement un second médecin, un kiné, un orthoptiste et un ophtalmo – « Il faut huit mois pour obtenir un rendez-vous chez le plus proche à Montceau-les-Mines », souffle le maire. Des spécialistes pas évident à trouver, car l’écrin ne fait pas tout. Certaines maisons de santé restent vides des mois après leur construction et sont obligées de se tourner vers des médecins étrangers. La greffe prend ou ne prend pas.
Des médecins venus d’ailleurs
Le phénomène prend de l’ampleur : 20 % des nouveaux médecins installés en 2016 ont obtenu leur diplôme hors de nos frontières, selon l’Atlas de la démographie médicale. Plus la densité médicale est faible, plus on trouve de médecins venus d’ailleurs. Ils représentent 90 % des nouveaux installés dans l’Indre, 80 % dans les Alpes-de-Haute-Provence, 78 % dans la Nièvre et 66 % dans l’Orne. Des chiffres éloquents. Avec son lot d’échecs et de réussites. À Haute-Rivoire dans le Rhône, le docteur Cristina-Daniela Mihai est arrivée en 2017 après douze ans d’exercice en Roumanie. « Je souhaitais découvrir d’autres horizons et travailler différemment, avec moins de bureaucratie, dit-elle dans un français parfois hésitant. Le village avait passé une annonce sur un site spécialisé. J’ai visité les lieux. Deux mois après, je revenais m’installer avec mon mari, retraité de l’Armée, et nos deux enfants. Il y a une équivalence de diplôme, mais j’ai dû apprendre par cœur tous les médicaments. Heureusement, les noms des molécules sont les mêmes et les termes médicaux ont des racines latines communes. Avec les patients, pas de souci. J’exerçais déjà à la campagne en Roumanie. » Une bonne pioche pour ce village de 1 500 habitants resté deux ans sans médecin. « La situation était intenable, se souvient le maire Nicolas Mure. On a transformé l’ancienne boucherie en cabinet médical. Coût de l’opération : 40 000 €. Et on offre le loyer pendant 18 mois. » La municipalité a également aidé le docteur Mihai à trouver une maison et à effectuer les démarches administratives. Après un an d’activité, l’intégration est réussie. « Elle effectue des visites à domicile, n’hésite pas à donner son portable à ses patients et ouvre son cabinet sans rendez-vous. C’est une autre culture, explique Pascale Gerin, l’adjointe chargée de son installation. Deux fois par semaine, elle se rend à la maison de retraite où elle fait l’unanimité. Même les personnes qui n’ont rien veulent se faire examiner ! » Nouveau sujet d’inquiétude à Haute-Rivoire : trouver une solution au départ du dentiste. Sans candidat à la reprise, malgré le matériel laissé gratuitement, le village étudie à nouveau la piste roumaine.
Médecine à distance
Nouvelle tendance qui s’affirme pour lutter contre la désertification médicale, le développement de la télémédecine. « Il ne s’agit pas de remplacer le contact direct avec le médecin par une machine. Mais c’est un outil à ne pas négliger qui rend de vrais services en dermatologie ou en radiologie en évitant aux patients isolés de se déplacer à l’hôpital », estime Jean-Pierre Ortiz. Toujours prête à expérimenter, Saint-Bonnet-de-Joux a franchi le pas. La pharmacie du village propose un dermatoscope, un appareil qui réalise des prises de vue de la peau. Lesquelles sont envoyées à un cabinet de dermatologie de Mâcon qui renvoie son compte-rendu dans les 24 heures. Une bonne partie des pathologies peuvent se diagnostiquer à distance. « J’avais un bobo au dessus de l’oreille qui grossissait, mais je devais attendre six mois pour aller chez le spécialiste, explique Martial, 72 ans. Le médecin du village m’a fait une ordonnance, j’ai passé l’examen à la pharmacie, le diagnostic est arrivé très vite et je me suis fait opérer en ambulatoire dans la foulée. »
Autre démarche qui préfigure la médecine de demain, la mise en service l’an dernier d’un cabinet médical itinérant dans les Hautes-Pyrénées et la Haute-Garonne. Baptisé Timm (pour Télé-imagerie médicale mobile), ce véhicule unique au monde va à la rencontre des patients isolés pour réaliser des consultations spécialisées à distance. À l’intérieur : du matériel robotisé pour effectuer radios, échos, mammographies, rétinographies, examens dermatologiques et cardiologiques. « Avec une ordonnance de son généraliste, le patient prend rendez-vous avec le camion dans l’une des 25 communes desservies. Il est reçu à bord par un manipulateur radio qui le guide lors de l’examen », explique Alain Baqué, directeur du Cetir (Centre européen des technologies de l’information en milieu rural) qui a développé ce projet avec l’hôpital de Lannemezan. Pour les examens pointus, un médecin spécialiste intervient en visioconférence et pilote l’appareil à distance. Plusieurs collectivités locales sont intéressées par le Timm. Reste à trouver le modèle économique. « Les diagnostics sont plus précoces, mais il y a un surcoût par rapport à un examen réalisé à l’hôpital. La télémédecine ne pourra se développer que si l’on améliore sa prise en charge par l’Assurance maladie. »
Un plan santé non contraignant
Un message au gouvernement dont le Plan pour l’égalité d’accès aux soins, présenté en octobre dernier, fait la part belle à la télémédecine. Mais les aides portent surtout sur l’investissement et pas sur les budgets de fonctionnement, ce qui bloque les collectivités. Parmi les autres priorités de ce plan : des aides individuelles à l’installation des médecins dans les territoires en tension, des mesures facilitant le cumul emploi-retraite et des aides à la création de maisons et de centres de santé. En revanche rien sur une proposition qui fait débat : obliger les jeunes médecins à s’installer en zone en tension. « Ce serait contre-productif, estime Jean-Pierre Ortiz. Ils doivent pouvoir s’installer là où ils le souhaitent, sinon ils vont fuir la profession. Mais il faut en revanche continuer à augmenter le numerus clausus (nombre d’étudiants admis à poursuivre leurs études de médecine après la première année) pour retrouver d’ici dix ans un effectif de médecins en rapport avec les besoins de la population. Il faudrait aussi obliger les étudiants à réaliser des stages chez des généralistes. Beaucoup ne fréquentent que l’hôpital. »
En attendant cet hypothétique retour à l’équilibre, des élus innovent. Le département de Saône-et-Loire a décidé d’ouvrir des centres de santé et de salarier des médecins ! « Nous n’avons eu aucun mal à recruter. Les médecins libéraux sont épuisés par des journées à rallonge et débordés par les tâches administratives, explique André Accary, le président du Conseil départemental. Chez nous, ils disposent d’un secrétariat, ils travaillent entre 35 et 39 heures par semaine pour un salaire moyen d’un peu plus de 6 000 €. » Quatre centres de santé ont vu le jour à Autun, Chalon-sur-Saône, Digoin et Montceau-les-Mines. 45 antennes locales rurales vont suivre. Le Conseil départemental encaisse les recettes et rétribue le personnel médical. Une véritable petite entreprise qui bouscule les codes et doit prouver sa viabilité économique. Cette initiative est décriée par les syndicats de médecins libéraux, mais elle prend au pied de la lettre l’une des préconisations du Plan santé : « Faire confiance aux acteurs des territoires pour construire des projets et innover dans le cadre d’une responsabilité territoriale. » C’est écrit noir sur blanc. Comme une ordonnance.
Une profession vieillissante
Avec 226 000 médecins en activité en 2018, la France n’a jamais compté autant de praticiens. 45 % sont des généralistes et 44 % exercent à l’hôpital au moins une partie de leur temps. Mais la profession vieillit. Près d’un médecin sur deux a plus de 55 ans et ils sont 17 000 à cumuler emploi et retraite. Dans ce contexte inquiétant, l’espoir vient des femmes. Passées de 37 % à 42 % de la profession en une décennie elles représentent 62 % des médecins de moins de 40 ans.
Moins de généralistes, plus de spécialistes
Le nombre de généralistes a baissé de 9,1 % en dix ans avec de fortes disparités territoriales : – 27 % dans la Nièvre, – 24 % dans l’Indre, – 23 % dans la Creuse… Quelques départements ont enregistré un solde positif : Loire-Atlantique (+ 9 %), Savoie (+ 8 %), Landes et Charente-Maritime (+ 4 %). Le nombre de spécialistes a augmenté
de 7,2 % mais ils boudent les départements ruraux. Ils sont – 20 % en Haute-Marne et – 17 % dans la Meuse, l’Ariège et la Creuse.
Déséquilibres géographiques
Avec 3,5 médecins pour 1 000 habitants, PACA est la région la mieux pourvue, le Centre Val de Loire (2,78) la moins bien lotie. 49 départements sont en densité médicale faible : l’Ain (2,07), la Seine et Marne (2,14) et l’Indre (2,22) présentent des chiffres inquiétants.
Stéphane Perraud, août 2018