
Pour Éloi Laurent, économiste et professeur à Sciences Po, bien-être humain et vitalité des écosystèmes sont intimement liés. Dans le Gard, le chercheur a dirigé un travail d’intelligence collective innovant dont l’objectif visé est de « faire de l’Uzège un territoire de pleine santé ». Entretien
« L’important est de souligner le caractère holistique de l’approche sanitaire, la continuité de la santé humaine, qui lie la santé mentale à la santé physiologique, la santé individuelle à la santé collective et la santé de l’humanité à la santé planétaire. »
Comment définissez-vous le concept de pleine santé ?
Pour comprendre cette notion, il faut partir de la définition donnée en 1948 par l’Organisation mondiale de la santé : « un état de complet bien-être physique, mental et social [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Afin d’actualiser cette définition, je caractérise la « pleine santé » comme « un état continu de bien-être : physique et psychologique, individuel et social, humain et écologique ». L’important dans cette définition est de bien souligner le caractère holistique de l’approche sanitaire, la continuité de la santé humaine, qui lie la santé mentale à la santé physiologique, la santé individuelle à la santé collective et la santé de l’humanité à la santé planétaire. La pleine santé est donc une santé d’interfaces, de synergies, de solidarités.
En quoi constitue-t-elle une nouvelle vision de la santé et l’économie du bien-être ?
La pleine santé permet d’abord d’éviter l’illusion de la dissociation du corps et de l’esprit en insistant sur la solidarité entre santé physique et psychique, leçon essentielle du Covid et de ses dévastatrices politiques de confinement à travers le monde et d’abord pour les plus jeunes comme on le voit désormais enquête après enquête sur la santé mentale. La pleine santé permet également d’ouvrir des voies opérationnelles de médiation entre les humains et les non-humains en reprenant notre place au sein du monde vivant au moyen du trait d’union écologique qu’est la santé.

Comment s’est mise en place la grande enquête sur l’Uzège ? Pourquoi la dimension participative est-elle essentielle ? Et l’échantillon ayant mené cette enquête est-il représentatif de la population de l’Uzège ?
Dans la foulée de mon ouvrage Et si la santé guidait le monde qui développe la pleine santé, j’ai proposé de « Faire de l’Uzège un territoire de pleine santé » en septembre 2021 dans le cadre du Parlement des liens, institution innovante inventée par Henri Trubert et Sophie Marinopoulos. Soutenus par la Communauté de communes du Pays d’Uzès, Harmonie Mutuelle et la MNT, nous nous sommes mis au travail avec à l’esprit la nécessité d’une intelligence collective pour aboutir. D’où l’importance de la composition du groupe de travail qui se réunit à partir de janvier 2022 pour élaborer le questionnaire qui va permettre de confronter l’approche de la pleine santé aux réalités du territoire de l’Uzège. Le questionnaire de pleine santé est élaboré de janvier à mai 2022, le groupe décidant de le scinder en trois grandes parties : l’état de santé de la population de l’Uzège, les leviers de la santé et les propositions pour l’améliorer. L’enquête est administrée via un site internet à l’été 2022 : la démarche est présentée dans le magazine de la CCPU du mois de juin 2022 par un texte signé des élu(e)s de la CCPU qui précise notamment l’adresse du site du questionnaire ainsi que les lieux publics de connexion sur le territoire. Le questionnaire est soumis au plus large public possible âgé de 16 ans et plus dans chacune des 34 communes de l’Uzège, il fut accessible en ligne à partir du lundi 20 juin 2022 et jusqu’à fin août 2022. Cette mobilisation des pouvoirs publics sur le territoire explique le relatif succès de la démarche.
La première partie du questionnaire permet d’identifier les caractéristiques des répondants afin de s’assurer de la relative représentativité de l’échantillon (représentant 2 % de la population du territoire de l’Uzège, un chiffre modeste mais proche en terme de taille de l’échantillon des études statistiques publiques). Seuls deux biais significatifs sont identifiés dans l’échantillon recueilli : des répondants nettement plus féminins et plus âgés que la population totale de l’Uzège telle que mesurée par l’Insee (67 % des répondants à l’enquête sont des femmes contre 52 % dans la population ; 38 % des répondants ont entre 60 et 74 ans contre 23 % dans la population, à l’inverse seulement 2 % des 15-29 ans ont répondu contre 12 % dans la population). Le questionnaire portant sur la santé, ces biais ne sont ni surprenants ni rédhibitoires. Le plus surprenant compte tenu du contexte social de l’été 2022 (le premier été véritablement post-Covid) est la bonne représentativité de l’échantillon, notamment en termes géographiques et socio-professionnels.
Quels sont les grands enseignements mis en lumière par cette enquête ?
La première (bonne) surprise de l’enquête porte sur l’état de santé de la population, aussi bien physique que psychique, qui paraît très bon (graphique 4) : 85 % de l’échantillon se déclare à un niveau de bonne santé physique égal à 7 ou plus sur une échelle de 10 et près de 80 %, soit à peine moins, à un niveau de bonne santé psychique égal à 7 ou plus sur une échelle de 10, le groupe le plus important de l’échantillon se situant à un niveau de 8 sur 10. Ce bon état de santé se double d’une évolution stable ou favorable depuis mars 2020 et la pandémie de Covid : seul un quart environ des répondants témoignent d’un état de santé physique ou mental dégradé ou très dégradé depuis le Covid. Premier enseignement de l’enquête : la santé mentale comme biologique apparaît comme un atout décisif du territoire de l’Uzège qu’il convient de préserver.
Deuxième enseignement, peut-être le plus important de l’enquête : le lien entre santé humaine et conditions environnementales est une évidence tandis que la solidarité sanitaire entre humains ne va pas de soi. Or un des enjeux de la pleine santé consiste à lier relations sociales et conditions environnementales.
Suite à cette grande enquête, un certain nombre de préconisations ont été faites. De quelles natures sont-elles ?
Le Forum de la pleine santé, qui s’organise après la présentation des résultats de l’enquête de pleine santé lors de la première édition du Parlement des liens (14-16 octobre 2022) a par définition une vocation opérationnelle, ce qui a supposé de recomposer un groupe d’actrices et acteurs du territoire pour déterminer quelles mesures concrètes pourraient émerger des réponses recueillies. Qui plus est, le groupe s’est construit spécifiquement autour du thème choisi pour la première saison du Forum : « Construire de l’intelligence collective pour faire face aux canicules ». Le groupe entreprend à partir de janvier 2023 de dialoguer pour anticiper les canicules à venir sur le territoire autour d’une question centrale « comment se protéger ensemble ? ».
Plusieurs thèmes de travail sont retenus pour élaborer une véritable protection collective contre les canicules :
1. Créer un registre à jour des séniors, en particulier des personnes âgées isolées et vulnérables ;
2. Désigner un référent canicule dès le mois de mai notamment pour passer voir les plus vulnérables et s’assurer qu’ils connaissent les gestes de santé face à la canicule ;
3. Développer les actions de prévention : les anciens connaissaient les gestes de protection comme penser à fermer ses volets, gestes oubliés aujourd’hui ;
4. Adapter le rythme social, par exemple le décalage horaire pour les commerçants ;
5. Repenser les lieux collectifs : adapter les lieux culturels et penser les heures d’ouverture de ces lieux plus frais mais qui sont souvent fermés aux moments les plus chauds de la journée ;
6. Travailler sur des messages de prévention dans les médias locaux
Cet agenda est ensuite décliné en autant d’actions à mener sur le territoire (voir ici pour une présentation complète en cliquant ici) :
Comment faire en sorte que ce travail d’intelligence collective se traduise concrètement sur le territoire ?
Il s’est déjà traduit de deux manières : d’une part, par la création sous l’impulsion de Sophie Marinopoulos d’un nouveau lieu qui est inspiré des discussions et recommandations du Forum de la pleine santé : l’aire de jeux de Mayac inaugurée en septembre 2024 (https://www.uzes.fr/actualites/uzes-pour-la-jeunesse) ; d’autre part, par l’adoption dans certaines communes de l’Uzège des recommandations formulées par le groupe sur la protection contre les canicules. Mais l’élan citoyen ne peut pas se maintenir sans implication forte des pouvoirs publics du territoire : la prochaine étape attendue est celle de l’institutionnalisation de notre approche de pleine santé dans le contrat local de santé.

N°166 - Hiver 2025 




